La Suisse trop clémente envers le viol

Et ce n’est même pas nous qui le disons… mais Le Matin, le 17 novembre dernier

(Par Valérie Duby et Benjamin Pillard + l’édito de Blaise Willa ci-dessous)

C’est une réalité. En Suisse, la justice pénale punit plus sévèrement le viol que la contrainte sexuelle. Cette diversité helvétique, ce «Sonderfall européen, voire mondial», pour reprendre les termes de l’avocate pénaliste genevoise Lorella Bertani, n’est pourtant plus d’actualité aux yeux de nombre d’associations de femmes, de spécialistes et d’acteurs du droit des victimes. «C’est une vision archaïque et passéiste, déplore Me Bertani, qui défend depuis plus de 20 ans les victimes et participera, lundi, à une table ronde intitulée «Le viol, un crime à géométrie variable?» en présen

ce, notamment du conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet.

«Allez donc expliquer à une jeune fille ou à un jeune homme sodomisés que ce qu’ils ont subi est moins grave qu’un viol en tant que tel, parce que la peine minimale encourue n’est passible que de jours-amendes!» s’emporte Me Bertani. La loi suisse, contrairement à nombre de pays européens, aux Etats-Unis et au Canada, fait en effet la distinction entre le viol et la contrainte sexuelle. Dans notre pays, l’article 190 du Code pénal définit le viol comme le fait de contraindre une personne de sexe féminin à subir l’acte sexuel (par pénétration du pénis dans le vagin) et exclut, de fait, tout autre moyen et forme de pénétration, de même que les victimes hommes. Or les conséquences d’une relation non consentie sont identiques. «Ce genre de traumatisme a des effets similaires», relève Philip E. Jaffé, psychothérapeute et professeur à l’Université.

«Conception inadaptée»

«Une telle conception est aujourd’hui aussi limitée qu’inadaptée aux comportements et aux déviances sexuels (dans la société suisse en particulier)», écrit Nicolas Queloz, professeur de droit à l’Université de Fribourg, dans l’article consacré au viol «Une diversité culturelle appelée à disparaître?». Et de constater que si le droit espagnol, par exemple, «très longtemps marqué par le carcan religieux, est un exemple marquant d’un changement radical survenu en 1996 (…), le droit suisse en la matière.» Pour nombre d’associations de défense de victimes, la notion trop stricte du viol n’est que le résultat historique de la négation des violences faites aux femmes, et renvoie à l’époque où le viol relevait d’une atteinte

aux mœurs et était puni afin d’éviter une procréation hors des liens du mariage.

Alors qu’en Suisse, l’an dernier, trois viols et agressions sexuelles ont été commis en moyenne par jour, Nicolas Queloz – et beaucoup d’autres – proposent de ne maintenir dans le Code pénal suisse qu’une seule et unique norme pénale réprimant tous les actes de contrainte sexuelle sans distinction.

Une réforme juridique qui ne semble pas à l’ordre du jour sous la Coupole fédérale, même si des parlementaires de tous bords la verraient d’un bon œil. «Le viol et toutes les violences sexuelles doivent être considérés comme un délit grave!» lance la féministe Maria Roth-Bernasconi (conseillère nationale PS/GE). A la Commission des affaires juridiques, on pointe volontiers du doigt le travail des tribunaux. «Le problème ne vient pas tellement du Code pénal, mais de l’application qu’on en fait, estime le Valaisan Oskar Freysinger. Les juges sont trop cléments. Je serais favorable à instaurer une clause législative qui réduise leur marge de manœuvre.» Même son de cloche chez le président de la commission Yves Nidegger. «Dans les affaires de contraintes sexuelles, le juge tient compte de multiples circonstances, contrairement à la circulation routière, où l’on parle de mise en danger abstraite.» Des circonstances atténuantes pour les violeurs que fustige également Jean-Christophe Schwaab (PS/VD): «Dire que les femmes habillées de manière trop aguichante inciteraient au viol est très dangereux!» Sensibiliser les juges à plus de répression, soit. Mais cela ne doit pas étouffer les cris du cœur des défenseurs des victimes.

«Viol ou sodomie: même souffrance»

INTERVIEW de Lorella Bertani, avocate à Genève

●Est-il si urgent de revoir les peines plancher en matière de contrainte sexuelle?

La législation en vigueur est un pur scandale. Le Conseil national doit prévoir une seule et unique infraction pour tout type de contraintes sexuelles avec une peine plancher.

●Pourquoi?

Pour parler crûment, que l’on parle d’un viol ou d’une sodomie, il n’y a que l’orifice qui change. L’immense souffrance reste la même.

●Dès le 1er janvier, un chauffard pourrait être puni davantage que l’auteur d’une sodomie, qu’en pensez-vous?

Les parlementaires fédéraux ont trouvé plus urgent de légiférer sur Via Secura. Attention, mon propos n’est pas de dire qu’il ne faut pas sanctionner les chauffards. Mais je ne comprends tout simplement pas que l’abuseur d’un enfant par exemple puisse encourir une peine plancher de jours-amendes. Il faut agir. Et vite.

●Que pensez-vous de la banalisation du viol chez les jeunes?

Le simple terme de tournante banalise l’acte tout comme certaines peines avec sursis. Une explication est l’accès aisé à la pornographie à de très jeunes adolescents. La pornographie n’est pas fondée sur les notions de respect et de partage. Je trouve que cela donne une image dégradante de l’être humain, tant de la femme que de l’homme.

Propos recueillis par VALÉRIE DUBY

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Le viol, c’est beaucoup plus que ça
Edito.

Qu’est-ce qu’un viol? La Suisse, dans son Code pénal, ne fait pas dans la complication: un viol, c’est un homme qui contraint une femme à un rapport sexuel. Punkt. Schluss.

La réalité, on le sait,est bien différente. Beaucoup plus compliquée et beaucoup plus grave à la fois. Un viol, c’est aussi un homme qui contraint un autre à la sodomie; c’est un individu qui force une femme à pratiquer un rapport buccal; ou une femme qui contraint un homme à un rapport non désiré. C’est tout cela et c’est le triste quotidien auquel sont confrontées les associations qui viennent en aide aux victimes.

Il est urgent quele Code pénal revoie sa copie: de nombreux pays ont adapté leur droit et parlent désormais de «contrainte sexuelle» pour couvrir l’ensemble de ces délits sans discrimination ni hiérarchie. En Suisse, la norme pénale – pensée à une époque où le patriarcat régnait en maître et où le viol salissait plus la famille encore que la victime – sent le moisi. Dépassée, passéiste, paternaliste. En un mot, inadaptée. Le débat qui aura lieu lundi à Genève tombe à point nommé.

Notre pays a su réformer son droit pour pénaliser les chauffards plus sévèrement dès janvier prochain. C’est normal: la route est devenue, pour certains, un vrai terrain de jeux. Ce que la Suisse a pu faire avec les délinquants de la route, elle doit pouvoir le faire avec les violeurs. Il est proprement scandaleux qu’un délinquant sexuel puisse être moins condamné qu’un chauffard qui dépasse de 40 km/h la vitesse autorisée dans un village.

Blaise Willa, rédacteur en chef adjoint