Sophie Labelle, auteure de la BD Assignée garçon

Sophie Labelle, auteure de la bande dessinée Assignée garçon, a été invitée à Genève le 9 novembre 2015 par le groupe trans de l’asso 360°. Elle de son travail d’auteur BD et d’Assignée garçon, sa publication tri-hebdomadaire sur internet. Dans cette bande dessinée, on découvre le quotidien de Stéphie, une petite fille trans, qui répond avec bagout aux attaques de la société cis-sexiste, réfléchit à sa place dans le monde, et tente de la faire évoluer, entourée d’une mère qui la soutient, d’un père qui tente de la comprendre malgré ses préjugés, et de son groupe d’amis d’école. Lors de cette conférence pleine d’humour, Sophie Labelle parle de ses débuts et de son évolution dans le monde de la BD, ainsi que des sujets qu’elle évoque par le biais de Stéphie.

Ses débuts de bédéiste
Sophie Labelle a un grand frère. Or, âgée de huit ans, elle prenait, nous dit-elle, son rôle de « petite sœur agaçante qui suit son frère partout » très au sérieux. Ledit frère avait fondé un club secret de bandes dessinées satiriques prenant pour cible ses enseignants. Sophie Labelle se devait de faire partie de ce club. La condition d’entrée : faire de la bande dessinée ! Elle commence donc à caricaturer les profs de son frère de façon absurde, car elle ne les connait que de seconde main. Mais ses dessins circulent et rencontrent un vif succès, au point qu’elle devient célèbre auprès des amis de son frère, qui s’exclament « Ah mais c’est toi qui fait les dessins ! » quand ils la rencontrent. Le dessin devient alors pour Sophie une source de fierté et d’estime de soi.

« Attraper le genre »
Mais à peu près à la même époque, Sophie Labelle explique : « j’avais attrapé le genre, alors qu’on ne m’avait jamais parlé de masturbation », petite pique aux attaques idéologiques des organisateurs de la manif pour tous et aux rumeurs selon lesquelles les enfants auraient à se masturber à l’école. Elle perd le sommeil, devient anxieuse, développe des problèmes alimentaires, et « dev[ient] une attraction à cause de mes genres ». Ses parents commencent à l’emmèner plusieurs fois par semaine chez un thérapeute qui tente de lui apprendre à se comporter de façon plus masculine à force d’exercices pour abaisser sa voix et adopter une démarche spécifique, et à l’aide de jeux de rôle où elle doit tenter de convaincre un garçon populaire de son école de jouer au foot avec elle. Résultat : « C’était très homoérotique et ça me mettait mal à l’aise ». Tout cela la rend plus taciturne, et elle se concentre donc sur ce qui lui apporte de la confiance, la création de bandes dessinées.

Vocations
Or ses parents ne l’entendent pas de cette oreille et la poussent à continuer ses études pour travailler dans l’éducation. Devenue enseignante, Sophie Labelle a démissionné en 2014, car elle estimait pouvoir toucher plus de monde avec sa bande dessinée. Son travail avec des jeunes trans lui a permis de voir les pressions que ces enfants subissaient et lui a fourni des idées pour ses personnages. Un de ses buts est d’offrir une approche des questions trans teintée de « body positivism » (construction d’une image positive de son propre corps) et de l’« empowerment » (réaffirmation, fait de reprendre un pouvoir dont le sujet a été privé), en contraste avec l’approche des médias qui affirment souvent que les personnes trans sont « né-e-s dans le mauvais corps ». Même si cette image peut correspondre à certain-e-s, elle estime que cela pousse les enfants à haïr leur corps. Malheureusement, ce discours fait de Sophie Labelle une cible de défoulements de haine sur internet, car elle est à la fois une femme, et trans, qui de plus apporte un message positif sur cette population marginalisée.

Les buts d’Assignée garçon
Le but de la BD est de rendre accessible à un large lectorat un maximum d’enjeux concernant les personnes trans, et de permettre à Sophie Labelle de manipuler les idées pour réfléchir autrement. Lorsqu’elle travaille les dialogues, il lui arrive, au fil de la discussion qui s’écrit, d’être surprise pas ce que disent ses personnages.
De plus, cette BD lui a permis de rencontrer des activistes, et en retour, Assignée garçon s’est nourrie des interactions qu’elle occasionne.
Avoir une fille comme personnage principal constitue déjà un exploit dans le milieu de la BD, encore plus s’il s’agit d’une fille féminine, [à ces mots, le public rit, et SLB remarque en souriant aussi qu’on ne devrait pas rire, que c’est en réalité tragique, et nous reproche notre humour] alors que souvent, si le héros est une fille, c’est un garçon manqué, afin qu’elle soit plus facilement acceptée par le lectorat masculin.

Le public d’Assignée garçon dans le milieu de la BD
Sophie Labelle signale que la BD, comme les jeux vidéos, fait partie de la culture geek, dont les espaces sont souvent hostiles aux femmes. Elle évite donc les festivals de bande dessinée car son public-cible ne s’y rend pas. De plus, d’après son expérience, c’est stigmatisant d’être une femme dans un tel contexte, encore plus femme et trans. Lorsqu’elle fréquentait les salons et foires de bande dessinée, elle voyait défiler des hommes présumés cisgenres avec de jeunes garçons qui s’arrêtaient à son stand pour feuilleter ses BDs avant que les adultes ne voient le contenu, blêmissent, puis tirent le bras de leur progéniture pour l’emmener ailleurs. Assignée garçon n’a en fait pas beaucoup de reconnaissance dans le milieu de la BD.

La BD et son public
Du coup, les éditeurs étant frileux face à sa BD, Sophie Labelle a opté de passer par l’auto-édition pour les publications papier d’Assignée garçon, . Elle parle de la « magie de l’Internet » qui a permis aux personnes trans de se rassembler en groupes, alors qu’ielles sont souvent très isolé-e-s, à cause de plusieurs facteurs, notamment du fait qu’on leur conseille de se mêler aux personnes cis afin de ne pas mettre leur « transitude » en avant

Même dans les festivals de BD LGBT, les auteur-e-s trans sont isolé-e-s : il lui arrive souvent d’y être la « trans de service ».
Or elle a d’abord fait son coming out trans auprès de ses proches avant de le faire sur internet, où elle a trouvé sa communauté. Originaire d’un village de 500 habitants, elle n’y avait jamais ne serait-ce que vu une personne non-hétéro-cis, et sa BD lui a donc permis de rencontrer une communauté. Et même d’être lue par des enfants de l’âge de son héroïne ! Ce qui l’a amenée à réduire la quantité de texte dans ses bulles, et à adapter un peu son niveau de vocabulaire.

Un peu de contexte
Actuellement, on parle de plus en plus d’enjeux trans. Or, depuis Stonewall on dit aux personnes trans : « c’est pas le moment, on militera pour vos droits plus tard, on va d’abord se concentrer sur le fait d’être davantage acceptés/de pouvoir se marier/etc… », alors que Stonewall se positionnait contre l’« hétérocispatriat », et ses normes, dont le mariage. Et que les révolté-e-s de Stonewall étaient, en majorité, des femmes trans.
L’émergence des réseaux sociaux sur internet a d’abord permis l’émergence d’une communauté, puis l’organisation de réunions non-mixtes, où les personnes trans ont pu commencer à parler des questions les concernant de façon plus positive avec un vocabulaire créé par elleux-mêmes.

Vocabulaire et paradigmes
Le mot cisgenre, notamment, est essentiel pour changer le paradigme selon lequel les femmes trans étaient victime de pathologie—avant 1977 il n’y a quasiment pas de réflexion sur les hommes trans. Or, le problème n’est pas la « transitude », mais les obstacles sociaux subis par personnes trans, qui les empêchent de s’épanouir dans leur identité. Le mot « cis » reconnaît un état de fait qui apporte des privilèges auxquels les personnes trans n’ont pas systématiquement accès, notamment des privilèges conditionnels qui dépendent du « passing » (la capacité d’être vu comme étant du genre avec lequel on s’identifie). Le terme cis permet d’arrêter d’altériser les personnes trans. Ce vocabulaire permet de ne pas opposer trans à « normal », mais plutôt transitude et cissitude, et permet de mettre fin à l’opposition transitude/« normalité » qu’impliquait l’absence de termes adaptés.

Une société cissexiste
A l’heure actuelle, on genre très tôt les enfants, avant même la naissance, par l’observation de l’apparence de leurs organes génitaux externes lors des échographies. Cette assignation coercitive de genre à la naissance n’est pas transphobe en soi, le problème réside plutôt dans le cissexisme de notre société.
Une autre conséquence de ce cissexisme se trouve dans le fait que les personnes trans sont vues comme trans avant tout autre chose. Janet Mock, par exemple, est plus connue en tant que personne trans que comme actrice, et après avoir publié un livre, les entretiens que lui ont accordé les journalistes comportaient plus de questions sur sa vie privée que sur ce qu’elle avait écrit. Dans la même veine, Sophie Labelle s’est présentée aux élections régionales et a dû faire face à des questions déplacées, qui ne sont pas posées aux candidat-e-s cisgenre.

Langues et communautés
« Assignée garçon » est publiée simultanément en français et en anglais. Or le français accorde au masculin tout ce qui se veut neutre ou à la fois au féminin et au masculin, ce qui rend les choses d’autant plus complexes pour les personnes non-binaires, qui ne se reconnaissent ni dans un genre ni dans l’autre. Les francophones réfléchissent donc à différentes manières d’adapter le langage, mais les différentes communautés font leurs expériences langagières sans concertation, ce qui créé de grosses disparités. Par exemple, le terme « transidentité » n’existe pas au Québec, où, en revanche, Sophie Labelle a inventé le terme « morinommer », pour « appeler une personne trans par son ancien nom », terme nouveau qui circule chez les Canadiens francophones, mais pas nécessairement en Europe. Cependant, la présence d’internet peut maintenant donner lieu à des échanges, ce qui n’était pas le cas il y a encore 5 ou 10 ans.

Pour conclure, la discussion sur les questions trans change, et l’appréhension des problématiques qui lui sont liées évolue de façon très rapide. Sophie Labelle, avec sa BD à la fois drôle, attendrissante et didactique, offre à ses lecteurs une excellente base de réflexion dont je conseille à tou.te.s la lecture !

http://assigneegarcon.tumblr.com/