Il était une fois la libre entreprise
« Sans libre communication commerciale, pas de libre économie de marché [et] sans libre économie de marché, pas de démocratie »[1] (Publicité Suisse)
Aux origines, la Commission Suisse pour la loyauté (CSL) fut créée, en 1966, par Publicité Suisse (PS), l’organisation faîtière de la communication commerciale en Suisse, la « voix officielle de la branche ». Cette dernière lui a donné mandat de répondre aux demandes des consommateurs en cas « d’abus », et des concurrents en cas de comportements « déloyaux ». Autrement dit, l’absence de réelle réglementation dans la publicité était défendue par ce lobby national au nom d’un soi-disant « autocontrôle » de la branche de la publicité en Suisse. Dès 1981, la Fondation de la Publicité suisse pour la loyauté dans la communication commerciale est créée de manière à reprendre la responsabilité de la CSL, alors que PS, actif politiquement pour défendre ses intérêts et puissant dans l’activité de lobbying, devait voir venir les risques d’être accusé à juste titre de conflits d’intérêts dans la gestion des dossiers soumis à la commission. Il reste que PS est un des membres les plus importants de la CSL.
Ainsi, la CSL[2] serait devenue une organisation autonome, une fondation privée « non influencée et non influençable », pourtant financée par les milieux de la branche de la communication et composée de membres soi-disant représentatifs des différentes parties concernées. Son règlement se base sur le Code de la Chambre du Commerce International (CCI), l’organisation internationale qui représente mondialement les intérêts des entreprises tout en les « contraignant » par le biais de ses codes de conduite[3] à une communication « responsable » et une « autorégulation active ». On se retrouve avec une fondation privée, financée par ceux-là même qui la compose en grande partie, c’est-à-dire les organisations les plus importantes du domaine publicitaire suisse, tout en devant porter des jugements sur des cas concernant ses propres membres, que ce soit entre entreprises ou avec des plaignants individuels, le tout sur la base du droit privé. Autant dire qu’on a tout à craindre de ce que Chomsky nomme les « tyrannies privées ».
Du droit d’être consommateur-trice
Très concrètement, le domaine d’action de cette commission se limite à la question de la « loyauté », c’est-à-dire à garantir le bon déroulement de la « communication » commerciale des grandes entreprises en donnant la possibilité d’attaquer les « excès » qui contreviendraient à son règlement interne. Autrement dit, il s’agit pour elle de justifier l’absence de législation en matière publicitaire en vantant un « autocontrôle » nous faisant croire que le domaine publicitaire est sous contrôle, et que l’on peut s’en saisir si jamais il y avait d’improbables « abus ». Ainsi, elle ne nous protège pas nous en tant qu’individu mais défend bien au contraire notre « droit » d’être consommateurs-trices.
Même si son champ d’action revendiqué semble très large, le fait est que depuis ses débuts, la CSL est surtout appelée à agir dans des cas, non pas de condamnation « éthique » (sexisme, violence, traitements dégradants,…) de la publicité, mais bien pour ce qui relève de « méthodes agressives de vente », c’est-à-dire pour tout ce qui est des méthodes plus directement agressives que les autres telles que le télémarketing (téléphone et fax). Ainsi, même si les plaintes reçues pour sexisme sont en augmentation (plus de 13% du total des plaintes pour 2013[4]), près de la moitié des plaintes concernent avant tout la manière de faire de la publicité et non pas la publicité en elle-même.
Les pouvoirs de la CSL sont, comme la Fondation, de nature privée, c’est-à-dire qu’ils n’ont aucun pouvoir juridique ou directement contraignant par la loi – le règlement interne de la CSL reste soumis à l’autorisation du Département Fédéral de l’Intérieur (DFI), organe de surveillance de la Fondation. Les sanctions à disposition de la Commission, qui sont autant d’outils de pression destinés à faire accepter son jugement, vont de la publication de l’arrêt avec mention complète de la partie sanctionnée à diverses recommandations ou demandes à l’intention des associations et organisations du domaine publicitaire : recommandation d’exclusion aux associations professionnelles, invitation aux supports de publicité à ne plus accepter de diffuser la communication commerciale condamnée et demande de révocation de la reconnaissance PS de conseil en publicité et la suppression de la commission de conseil ASSP[5]. Autrement dit, même si la plainte vient de l’extérieur, tout se règle en « histoire de famille », où il s’agit gronder symboliquement les enfants en question, en évitant à tout prix salir le nom de l’ensemble et d’entraver son bon fonctionnement.
Édulcorant et luttes de sens: le cas du sexisme
Cette brève présentation a pour objectifs de soutenir l’utilisation consciente du mode d’emploi décrivant la marche à suivre pour porter plainte auprès de la CSL [Combattre la pub – marche à suivre], et d’être à même de pouvoir mieux le situer dans la lutte antisexiste en particulier. En effet, tout en poussant toute personne intéressée à faire appel à la CSL pour la forcer à remplir ses pseudo-engagements, il s’agit surtout d’être conscient-e qu’il s’agit d’une supercherie tant leurs codes et leurs marges d’interprétations s’avèrent biaisées. Ainsi, cette commission est avant tout, non pas une finalité, un acteur sur lequel compter, mais bien un moyen, gratuit et rapide, à disposition nous donnant l’occasion de forcer les entreprises attaquées à se positionner, à contre-argumenter et par là à se découvrir elle-même dans leur mauvaise foi toute imprégnée d’un sexisme non revendiqué comme tel – il portera plutôt les habits de l’humour, de l’art, voire de la critique sociale. Le fait est qu’on sera toujours surpris-e-s par la capacité des entreprises à nous donner elles-mêmes les matériaux nécessaires à leur condamnation, le tout étant de pouvoir ensuite les utiliser de manière à en faire des dénonciations publiques sensibilisatrices – but premier que servent le mode d’emploi, ces différents articles et les ateliers collectifs organisés à cette fin par Feminista.
Un bref exemple (d’autres plus étoffés suivront) peut être avancé pour illustrer concrètement les limites et les utilités potentielles de la CSL. En effet, malgré ses prétentions à pouvoir combattre le sexisme dans la publicité, on peut s’épargner de futures déceptions en commençant par comprendre ce qu’est le sexisme pour la CSL, c’est-à-dire ce qu’elle va condamner ou non, pour atteinte à l’article 3.11 du règlement en question[6]. On voit régulièrement que les interprétations qui en sont faites sont fréquemment surprenantes, voire complètement contre-intuitives. Dans un article sensé clarifier la manière dont la CSL se positionne sur la question du sexisme[7], cette dernière nous sert deux exemples sujets à des plaintes en lien avec la question de la nudité, l’une rejetée et l’autre acceptée.
Dans le premier cas, on peut voir un fessier féminin en string correspondant parfaitement aux idéaux stéréotypés servis à tout va dès qu’il s’agit d’user de la sexualisation abusive du corps féminin circonscrit, soumis et transformé – pour ne pas dire maltraité et torturé – pour vendre. Le slogan « tu as la prise,… nous avons le boitier » est au service d’un « portail érotique », et justifie ainsi le « lien naturel » entre la représentation et l’offre, le tout étant, comme il est de coutume, basé sur les saints justificatifs de l’humour (qui peut être contre l’humour sauf celles et ceux qui n’ont en pas, ou sont trop attardé-e-s pour en comprendre la subtilité ?) et de la créativité visuelle et verbale (à nouveau, qui peut oser se mettre en travers des fruits de toute une recherche conceptuelle permettant à la publicité de soutenir l’art – toute inversion du lien de causalité serait jugée diffamatoire). Bilan : plainte rejetée, l’image d’un cul « parfait » au string en phase volontairement descendante, à disposition des clients du portail cherchant le gros lot, n’est pas sexiste… car on comprend le sens du message.
Dans le deuxième cas, on peut voir un corps féminin collant aux fantasmes anorexiques du mannequinat, mais qui arrive quand même, malgré tout, à être partiellement caché par divers encadré, dont un QR-Code permettant au « consommateur moyen » – profil type utilisé par la CSL dans tous ses raisonnements, éclairés qu’ils sont de paternalisme bienveillant à l’encontre du consommateur attardé – de tenter de deviner quel est le produit concerné par la publicité en question. Etant donné que « la femme mannequin a ici une fonction purement décorative qui parle aux instincts voyeuristes et suscite l’espoir de [la] voir […] nue », la plainte pour « sexisme » est acceptée. La morale ? Le problème essentiel est que cette publicité n’est pas efficace étant donné que l’on peut pas a priori comprendre ce qui est vendu tant le lien « naturel » entre l’objet et la représentation n’est pas à même d’être saisi directement. Que dans les deux cas les « corps féminins » représentés servent d’aguiches sexualisées et stéréotypées, représentés passivement et comme étant soumis, à disposition des volontés du spectateur (une paire de fesse à la clé sur Internet et une paire de seins à visionner sur son téléphone portable) ne pose aucun problème pour la CSL.
De l’utilité d’un outil biaisé
Ainsi, au-delà du règlement de la CSL et de sa large marge de manœuvre, ce qui transparait de ces jugements, au-delà aussi des « dérives » indéfendables (à l’exemple des publicités de Sony, Burger King,…), c’est une vision du sexisme avant tout comme tromperie à l’égard du consommateur au même titre que le serait la publicité mensongère ou trompeuse. Autrement dit, serait sexiste toute publicité qui utiliserait des corps humains pour vendre sans que la communication publicitaire soit claire, ce qui pourrait induire le consommateur en erreur sur la marchandise. Tout en défendant corps et âme l’ « autocontrôle » qui lui laisse le soin de gérer de manière privée ses propres « dérives », la CSL se réapproprie et redéfini entièrement la notion de sexisme pour en désamorcer l’essence proprement politique afin d’en faire un critère qualitatif supplémentaire de sereine consommation.
Envers et contre cette neutralisation et la conséquente invisibilisation des violences que l’on subit et que l’on reproduit, il s’agit de réagir, de se réaffirmer afin de ne pas laisser à l’Industrie le monopole de la définition de ce qui est acceptable ou non. Le fait de porter plainte s’avère ici être un moyen – et non pas une fin – de pouvoir, quelle que soit l’issue de la plainte, forcer les différents acteurs à se positionner publiquement, plus ou moins habilement suivant les cas, de manière condamnable dans tous les cas. Et c’est une fois que les masques sont tombés que l’on peut tenter de trainer de force sur la place publique l’hypocrisie ainsi mise à nue et en dénoncer l’immonde réalité par la réaffirmation constante des valeurs de la lutte féministe et libertaire.
JS
[3] « Code ICC sur les pratiques de publicités et de communication commerciale » dont la 9ème version, « Construire une relation de confiance grâce à de bonnes pratiques de marketing » est actuellement disponible en ligne, http://www.arpp-pub.org/IMG/pdf/code_consolide_pratique_publicite_marketing.pdf
[5] Voir l’article 20 de la partie VI « Sanctions et rapports » du règlement de la CSL, http://www.lauterkeit.ch/pdf/reglement.pdf
[6] « Publicité sexiste, article n°3.11 » in Règles : loyauté dans la communication commerciale, avril 2008, http://www.faire-werbung.ch/wordpress/wp-content/uploads/2013/09/regles_commission.pdf
[7] « Les nudités des faits n’est pas toujours sexiste », http://www.faire-werbung.ch/fr/nackte-tatsachen-sind-nicht-immer-sexistisch/