«Féministe», un label à facettes (Le Temps, 08.03.14)

Un article paru dans Le Temps et qui nous a paru intéressant.

Un nombre croissant de stars et de jeunes femmes américaines revendiquent ce terme, dont le sens se redéfinit comme une polyphonie.

Nic Ulmi, Le Temps, 08.03.2014

Toutes féministes: la chanteuse Beyoncé, l’auteure de la saga Twilight, Stephenie Meyer, la popstar adolescente Lorde, la réalisatrice de la série télé Girls, Lena Dunham… Tout ce beau monde s’est déclaré féministe au cours de la dernière année – comme d’ailleurs 42% des femmes en dessous de 30 ans, selon un sondage américain de l’institut YouGov en 2013. Pour l’instant, le regain de popularité du mot semble toucher essentiellement les Etats-Unis. Et sous cette ­étiquette, ces femmes mettent sans doute des contenus très différents. Mais c’est précisément de sa capacité à dépasser les illusions de l’universalisme et à embrasser la pluralité que le mouvement féministe tire aujourd’hui sa force et sa per­tinence. Il est «polyphonique», comme le dit Eléonore Lépinard, Française transplantée en Suisse via Montréal en 2013 pour piloter le Centre en études genre de l’Université de Lausanne. Il est «protéiforme», selon les mots de Delphine Gardey*, arrivée, elle, de Paris en 2009 pour diriger les Etudes genre à l’Université de Genève.

La pop-starlette Miley Cyrus se dit, elle aussi, «une des plus grandes féministes du monde»: un triomphe pour ce mot ou une dilution, une dénaturation? «Le fait que l’on passe du tabou, de la stigmatisation de ce terme à sa revendication, et que des personnalités de la culture populaire s’affichent ouvertement comme féministes est forcément positif. Lorsqu’il n’y a que silence ou réticence autour de ce mot, l’identification est plus difficile, pour les jeunes filles en particulier», répond Eléonore Lépinard. Etat des lieux raisonnablement optimiste: «La capacité de reconnaître et pointer le sexisme est sans doute plus forte qu’il y a quinze ou vingt ans. Dans la culture populaire, prenez Harry Potter: suite aux critiques portant sur la faiblesse du personnage féminin (Hermione Granger), l’auteure a réagi en lui donnant plus de caractère, plus de choses à faire dans les volumes ultérieurs.» Autre exemple, en apparence anecdotique: «Au­jour­d’hui, lorsqu’on s’élève contre l’exclusion des femmes du saut à ski, le CIO ne peut plus répondre que c’est mauvais pour leur fertilité… On baigne dans une certaine mesure dans une culture de l’égalité.»

Aux Etats-Unis, on trouve même aujourd’hui des romans à l’eau de rose labellisés féministes. Différences: «Sans doute est-il plus facile de se revendiquer féministe aux Etats-Unis. Il y a là-bas une longue tra­dition d’affirmative actions («discriminations positives») en faveur des minorités – et les femmes se sont articulées comme une minorité, ce qui n’a pas été le cas en Europe. C’est une autre grammaire politique», relève Delphine Gardey. Autre facteur, l’environnement académique. «En Europe, la production du savoir reste fortement organisée par disciplines. Aux Etats-Unis, on assiste depuis trente ou quarante ans à une recomposition du paysage intellectuel: les savoirs se définissent de façon pluridisciplinaire autour d’un objet, d’une question, d’une aire géographique ou culturelle – vous avez des Asian studies, des postcolonial studies, des women’s studies et des gender studies, auxquelles on reconnaît la capacité de produire un savoir légitime, scientifique.» Depuis une décennie, l’Europe change à son tour, avec l’entrée des «études genre» dans les universités.

«Il faut compter avec un autre paramètre. Dans plusieurs pays européens, à partir du milieu des années 2000, le féminisme et l’égalité des sexes sont devenus des valeurs positives pour les droites populistes, parce qu’ils permettent de stigma­tiser des populations immigrées, musulmanes en particulier», reprend Eléonore Lépinard. Sujet épineux. «Il y a deux lignes de partage importantes au sein du mouvement, portant sur la prostitution et sur la religion – la question du voile. Il s’agit, dans les deux cas, de la dé­finition de la «bonne» autonomie pour les femmes. Pour les tenantes de l’interdiction, libérer les femmes des structures d’oppression inscrites dans la religion et dans le système prostitutionnel implique des mesures intermédiaires: interdire à ces femmes de porter le voile, interdire aux clients d’aller voir les prostituées.»

Mais rien n’est si simple. «On sait bien que ces mesures ne vont ni changer les systèmes d’oppression qu’elles sont censées attaquer, ni protéger ces femmes. Au contraire: elles risquent de fragiliser les prostituées et d’empêcher leur accès à une autonomie financière. Pareil pour le voile. En France, on veut empêcher les femmes voilées de travailler comme éducatrices dans les crèches: à combien d’espaces sociaux va-t-on leur barrer l’accès? Jusqu’à quel point veut-on les éradiquer de la sphère publique et professionnelle? Si on n’arrive pas à pluraliser le féminisme, on va dans le mur.»

Confronté à ces tensions, le ­mouvement développe dans les années 1990 la notion d’intersectionnalité. «Le concept vient du féminisme afro-américain. Il se réfère à l’entrecroisement des rapports de pouvoir: le genre n’est pas le seul facteur qui détermine ces rapports, il y en a d’autres, la classe sociale, la race, la religion, le fait d’être issu de l’immigration», détaille Eléonore Lépinard. Illustration: le combat des années 1970 à 1990 autour de l’avortement et de la stérilisation aux Etats-Unis. «Jusque-là, si une femme n’avait pas eu trois enfants et qu’elle n’avait pas 40 ans, elle n’avait pas le droit de se faire stériliser. Un certain nombre de féministes blanches voulaient donc joindre ce droit à celui d’avorter. Les Afro-Américaines ont objecté que, dans le sud des Etats-Unis, elles étaient victimes de stérilisations forcées (une situation qui durera jusqu’à la fin des années 1980 et qui touche encore les femmes roms dans l’Europe d’aujourd’hui). Elles voulaient donc également affirmer le droit d’avoir des enfants, si tel était leur souhait. Il a fallu un travail de coalition, qui a conduit à reformuler la revendication en termes de «droits reproductifs»: le droit de choisir entre ne pas avoir d’enfants et en avoir – et le droit, dans ce cas, de bénéficier de conditions d’existence décentes pour les élever. A travers ce processus, on en est venu à une définition des droits plus large et plus progressiste.»

Par son travail sur la notion de genre (c’est-à-dire sur la construction sociétale de la différence entre femmes et hommes), le féminisme est aujourd’hui porteur d’un projet d’émancipation qui ne concerne pas seulement les femmes. «Si on veut transformer la définition du genre, il ne s’agit pas seulement de dire aux garçons que c’est cool de porter des jeans slim et d’être bisexuel. Il y a aussi la sphère du travail. Dans ce domaine, on peut se demander si l’égalité des salaires est l’alpha et l’oméga du combat», relève Eléonore Lépinard. Exemple crucial: le congé parental. «Est-ce qu’il faut donner un mois de plus aux femmes ou également trois mois aux hommes, transformant la façon dont on envisage l’investissement des deux parents vis-à-vis des enfants? La question, c’est pourquoi les hommes ne militent pas pour ça. On n’a pas réussi à les convaincre qu’ils avaient à y gagner, sans doute parce qu’il y a un certain nombre de bénéfices rattachés à la masculinité dominante. Ces bénéfices ont un coût élevé pour les hommes, mais celui-ci n’est souvent pas perçu.»

Plus étonnant encore: s’intéresser au problème du genre, c’est ­s’occuper des femmes mises sur le «marché du mariage» depuis les pays de l’Est, mais aussi des hommes que ces femmes laissent derrière elles, relève Delphine Gardey. «Dans ces unions transfrontalières, comme autrefois dans le contexte colonial, on produit aussi une altérité masculine pas souhaitable: celle de ces hommes qui ont échoué, qui n’ont pas la bonne identité de genre, qui se trouvent définis comme les mauvais maris, qu’il faut écarter si on veut produire la rencontre sur le marché. Eux, on n’en parle jamais. Ils sont le point aveugle. Vous voyez, le féminisme se rend dans des lieux complexes, contradictoires. Inattendus.»

* Dernier ouvrage paru:
Le féminisme change-t-il nos vies?, sous la direction de Delphine Gardey, Editions Textuel, Paris, 2011, 142 p.